Compte-rendu et réflexions d’une masseuse après visionnage du Pouvoir des Caresses, un documentaire de Dorothée Kaden disponible jusqu’au 31/05/2021 sur arte.tv

Le rôle du toucher: sens de soi, sens du lien

Le toucher me dit où je commence, où je finis, comment je suis, qu’est-ce qui m’unit ; où commence l’autre, où est l’autre, comment est l’autre, avec moi; quelle chaleur il fait et si je suis en sécurité. Le toucher est indispensable au bon développement psychomoteur de l’enfant et reste indispensable à l’équilibre physique et psychique toute la vie, ne déclinant que peu dans la vieillesse – est-ce que mourir c’est lâcher la main? Grands primates, les êtres humains ont probablement évolué en se papouillant, et même la répartition de récepteurs sensoriels sur nos corps (certains plus nombreux sur le dos) semble indiquer un avantage évolutif aux caresses et à la réciprocité des contacts pacifiques. Le toucher est le lien qui unit les un·e·s et les autres et la communauté, le « chaînon manquant du cerveau social », le sens de la paix, de la cohésion et de la sécurité, la vraie, la chaleureuse. Pas celle des drones et des bataillons (d’ailleurs, coulé sous des couches de protection, en état de privation sensorielle à l’autre et l’environnement, le CRS peut-il autre chose que la violence ?). Certes le toucher est un sens d’élection par lequel passe aussi l’agression mais également, et c’est important de le rappeler, sa désescalade. Le toucher parle le langage des émotions, il est le sens par lequel nous prenons soin, calmons anxiétés et douleurs… Le sens par lequel nous nous relions.

Nous devrions le défendre, le toucher, et nous y (re-)familiariser (notamment autour du consentement).

Qu’il soit bienveillant ou moins bien intentionné, ardemment désiré ou reçu dans la peur et la douleur « tout contact physique engendre une réaction biologique », « toute stimulation tactile engendre une réaction » et « c’est l’organisme dans son ensemble qui est modifié ». Ce qui nous touche, nous transforme… Quand le toucher bienveillant manque, nous dépérissons, ce qui peut aller jusqu’à la folie ou la mort prématurée. Ce sens savoureux peut se perdre ou s’inverser dans son enfer par suite d’abus, ou s’émousser laissé à l’abandon, mais avec un peu de soutien, il saurait sans doutes revenir, et avec lui son florilège de bienfaits.

D’où l’intérêt de ce documentaire accessible qui dit un peu tout cela en mêlant propos scientifiques, animations empreintes de douceur et captations câlines (malheureusement un peu centrées un papa-une maman-un bébé). Il nous rappelle au bon sens du toucher, bienvenue en cette période d’aggravation de l’épidémie de solitudes et de pente glissante vers des modes de vie et de gouvernance « sans-contact ».

Bienfaits du toucher et des massages

La peau est le plus grand organe sensoriel du corps, peuplée de récepteurs et fibres nerveuses faisant liaison entre la surface et l’intérieur, interface entre nos mondes. Comment les contacts agréables et en particulier les massages influent-ils sur le bien-être d’après les neuroscientifiques interrogés dans ce film ? Je n’ai pas besoin de « robots caresseurs » et d’électrodes pour en avoir une idée, mais allons voir.

Des mesures effectuées pendant un massage, bonnet de capteurs sur la tête, indiquent un ralentissement des ondes cérébrales et un état de détente similaire au sommeil, ce qu’explique le professeur Martin Grunwald, ajoutant que « des hormones et des neurotransmetteurs sont libérés dans le sang après quoi les muscles se détendent, la fréquence cardiaque diminue, la respiration ralentit »… Des effets ô combien relaxants et récupérateurs, pour des bénéfices certains sur la santé: réduction des effets nocifs du stress, atténuation des douleurs physiques et psychiques, soutien de l’immunité et des grandes fonctions comme le sommeil, la respiration, la communication nerveuse, la circulation sanguine, etc. Une de mes clientes, médecin, était d’avis il y a peu que mes massages devraient être « remboursés par la sécurité sociale ». Au delà du compliment que je reçois, entendons ce que pourrait être une approche de la santé centrée avant tout sur sa préservation par la qualité de vie au quotidien… Par le toucher, mais pas seulement… Par un accès à des ressources communément admises comme accessibles et bonnes, mais dont tant de personnes restent pourtant chroniquement privées: contacts de qualité avec des autres mais aussi avec la nature, grand air, air de qualité, eau et alimentation saine, repos et sommeil, logis, considération, dignité…

La peau détecte les nuances et nous permet de sentir quasi instantanément si le contact est bienveillant, hostile, ou autre. Je découvre en souriant qu’une expérience scientifique montrée dans le film reproduit quasi à l’identique un exercice que j’aime proposer en formations, pour introduire la notion de l’intention en massage. Quelle intention, quel message, peut communiquer la main ? D’autre part, il est intéressant de voir que des fibres spécialisées permettent de discriminer les caresses des autres contacts. Mais pour que la caresse soit perçue et procure ses bienfaits, il faut que le geste soient effectué de manière optimale, à la bonne vitesse, à la bonne profondeur… Un·e adepte des massages suédois comprendra immédiatement alors pourquoi un « effleurage » réussi n’est pas un « pétrissage » et inversement. Ces sensibilités, ces nuances, ces merveilles des sens, les masseurs et masseuses travaillent à les élever au rang de l’art, à partir de leurs ressentis.

Épidémie de solitude

Évidemment, le documentaire ne peut pas passer à côté de la question sensible du moment: Quid des effets de la « distanciation sociale » et des « gestes barrières » sur notre bien-être à toutes et tous ?

« Cela ne nous fait pas du bien », répond une scientifique par une bien pudique litote… Un autre note l’augmentation déjà notable des troubles mentaux dans la population, et souligne les effets néfastes de la solitude, que la situation-gestion sanitaire aggrave.

Mais on ne dit rien ou si peu de tous les infra altruismes brisés dans leurs élans… les mains qui se tendent et se reprennent avant d’avoir passé la porte du torse, les câlins ravalés.. et ces enfants qui apprennent que toucher peut être un risque pour les personnes qu’on aime… Que cela va t’il donner dans la durée ?

Notons que l’épidémie de solitude ne démarre pas avec la pandémie. Elle traîne depuis longtemps. Or la solitude « augmente de 45% les risques de mort prématurée », soit plus que l’alcool et la cigarette, apprenons-nous dans ce film… En 2018, la Grande-Bretagne a même nommé un ministre de la Solitude, la ministre des Sports, pour lutter contre le fléau. Une étude datant de 2016 en France montre aussi que la solitude est importante ici, et que sans surprise nous ne sommes pas égaux·égales face à cela à travers la société. Dès lors, la pandémie ne fait que se glisser dans les failles, les fractures sociales, les vulnérabilités collectives, les écarts systémiques déjà là… Lire à ce sujet le rapport de Oxfam, le Virus des inégalités.

Ne pas s’habituer à l’absence de bons contacts

Ne pas pouvoir être en contact, en présence les un· e· s avec les autres, et pour faire autre chose que produire ou consommer, cela n’est pas, et cela ne doit pas, à mon sens, devenir normal. C’est même dangereux, je crois. Pour soi, pour les autres, pour la vie en société. Peut-être que ce documentaire peut aider à réaliser cela. Les répercussions sociales, économiques, politiques de la crise sanitaire et écologique n’ont pas fini de se faire sentir… Cultiver des liens bons, préserver (ou découvrir) les capacités d’entrer en lien sans violences, me semble un enjeu de grande importance.

Le plus troublant, je crois, est de réaliser à quel point le toucher est un sens premier, une évidence. Sous le radar de notre conscience, nous ne savons pas qu’il nous manque avant qu’il soit tard. Une violence insidieuse de cette situation restrictive qui se prolonge serait peut-être justement de ne pas nous rendre compte, de ne pas avoir pu nous rendre compte à quel point le manque de contacts sociaux de qualité nous corrode l’âme et le corps, avant d’être déjà en souffrance… Il est encore temps de limiter les dégâts.

Je ne remets pas en question l’importance de prendre des précautions pour réduire des risques de contagion, qu’il s’agisse de Covid ou d’autre chose, je les observe lorsqu’elles sont pertinentes dans ma vie et dans mon travail. Je ne mets pas non plus en question la nécessité de trouver des manières originales et médiatisées de maintenir les liens dans la distance pendant cette période, moi aussi je cherche comment bien le faire (préférant parfois le silence et la dormance, un peu comme une graine, plutôt que des interactions que les modalités contraintes frisant l’absurde rendraient finalement dures et délétères) . En revanche je ne comprends plus les sacrifices demandés quand manifestement les coûts individuels et collectifs de ces sacrifices sont en contradiction avec les objectifs même qui sont fixés, de santé, de sécurité…

Et je ne suis certainement pas enthousiaste (à mon tour de faire une litote) à ce que la pandémie serve l’assise et l’essor des modes-de-vie et de la gouvernance sécuritaire « sans-contact ».

Moins de « sans-contact », plus de bon sens

Le documentaire débouche, malheureusement logiquement, vers la présentation de travaux menés pour le développement des « échanges tactiles à distance », pour « l’amélioration des échanges sur les réseaux sociaux » ce genre de chose; c’est l’histoire des « secondes peaux intelligentes », permettant d’envoyer des caresses par écrans interposés… Fatalement, le contexte de la pandémie est invoqué presque comme un moteur d’innovation… Le film se montre réservé à ce sujet, mais tout de même… Où commence la fabrique du consentement ?

La question, cruciale, est là, présente pour moi dès le début du visionnage. Ces miracles de sensorialité qui nous sont décrits, ces prises de conscience, les ressources mobilisées et les résultats des recherches sur l’importance et les mécanismes du toucher conduites dans des labos d’haptique et autres centres de neurosciences…. Je suis heureuse qu’ils soient vulgarisés. Mais qu’allons-nous en faire ? Ne serviront-elles qu’à fabriquer des gadgets émulant des bienfaits du toucher pour nous confiner encore plus confortablement dans le monde des écrans, de la consommation désincarnée, de la sécurité mortifère et du capital sans cœur et sans communs ? Ou bien des prises de conscience sur le toucher vital aideront-elles à remettre en question les choix d’existence collectifs à des niveaux méta ? Nous aideront-elles à prendre soin de ce qui fait le sens et le soin de la vie en société, en ce monde ? Améliorer le geste du chirurgien par des recherches sur le toucher pourquoi pas… mais recevoir des tapes dans le dos Twitter via un vêtement « intelligent », vraiment ? Moi je dis non, et pas merci.

De la même manière qu’il est peu probable que l’arrivée d’une nouvelle techno comme la 5G règle la question de l’accès égalitaire à des communications de qualité, de la même manière que les récentes et futures innovations de la médecine concerneront sans doutes surtout des niches thérapeutiques et les fortuné·e·s qui pourront s’offrir les nouveaux traitements de pointe pendant que l’accès aux soins de base continuera à être compliqué pour tant de personnes vulnérables, je me permets de douter que des nouvelles technologies du toucher à distance nous seraient bénéfiques, ou qu’elles bénéficieraient à fortiori à celles et ceux qui ont besoin aujourd’hui de contacts humains chaleureux, de soutien avec ou sans mots. Prenons, retrouvons, le chemin du bon sens ?

« La main touche, le cœur sait »

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